Comment notre cerveau nous piège même à 35 000 ft

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Il y a des erreurs qu’on voit venir, et d’autres qu’on sent passer. Et puis il y a celles qu’on ne voit pas, car elles se jouent dans la tête bien avant les mains ou les instruments.

Les biais cognitifs : ces bugs de raisonnement que même un cerveau entraîné ne peut totalement éviter. En vol, ils sont partout : dans la manière dont on interprète une alarme, dans le ton de voix du copilote, ou dans la conviction que « c’est le capteur qui délire ».

Biais de confirmation

Je me souviens d’un matin, au départ d’Orly. Direction la Grèce, KOS, et sa piste un peu courte.
Une alarme furtive s’affiche : les volets Krueger (rien à voir avec Diane). Il s’agit de deux volets de bord d’attaque, du nom de leur inventeur. Une alarme intempestive : trop rapide pour être traitée. Voyants en défaut ? À ce stade, tous nos voyants fonctionnaient.

Ajoutez à cela une longue série de vols sans incident, une confiance accrue dans votre avion : vous avez toutes les chances de tomber dans le biais de confirmation « tout va bien, continuons ». Le biais venait de cocher sa case : faire coller la réalité à ce qu’on veut qu’elle soit. On poursuit le roulage. Alignés sur la piste, l’alarme revient. Cette fois, persistante. L’indication nous dit que le volet est sorti, mais l’alarme affirme le contraire. Ce n’est plus une question de savoir qui a raison : il faut annuler le décollage.

Retour parking, intervention des mécanos : volets OK mais capteur en défaut. Nouveau plan de vol, plein de carburant… et des passagers plongés dans un retard plus long que prévu.

Mode automatique et adaptatif du cerveau

De manière simplifiée, notre cerveau fonctionne sous deux modes : automatique et adaptatif. Apprendre et répéter transfère la compétence dans le mode automatique, afin d’y avoir accès sans effort.
En parallèle, le mode adaptatif, comme son nom l’indique, sert à s’adapter aux situations nouvelles. Il surveille aussi le mode automatique et en fonctionnement normal, les deux se complètent.

➡️ Le mode automatique FAIT, et le mode adaptatif PENSE.

C’est pratique pour voler, mais dangereux dès qu’un imprévu se glisse. Car dans les situations de stress, de faim, de froid ou de fatigue, c’est malheureusement le mode automatique qui va être privilégié par notre cerveau, avec les erreurs induites possibles.

Un voyant s’allume, tu l’interprètes trop vite (en mode automatique), et tout ton raisonnement se construit sur une base fausse.

Confiance VS Compétences

C’est probablement le biais le plus universel. L’effet Dunning-Kruger (oui, encore un Kruger, toujours sans lien avec Diane) décrit cette courbe où la confiance décolle bien avant la compétence.

Tu sors de QT, tu maîtrises ton FM, ton premier engine failure en simu passe crème… et tu crois que t’es prêt pour tout. En réalité, tu viens juste d’atteindre la bosse des certitudes et la montagne de la surconfiance. Tu lances ton compte Insta, tu racontes ta vie à tout le monde, sans savoir que tu ne sais rien.

Beaucoup de pilotes s’y retrouvent vers 1000 heures sur type. Tu connais bien la machine, tu as tes routines. Et c’est souvent là que le réel te rattrape : une panne atypique, un reversal météo, un collègue moins à l’aise… et tu réalises à quel point ton assurance reposait sur du sable.

Le Dunning-Kruger ne se soigne pas, il se traverse. La compétence, la vraie, c’est quand la courbe redescend et que la confiance se remet à sa place. Le temps, l’humilité et l’honnêteté intellectuelle te ramèneront doucement vers la maîtrise.

Tunnel vision et illusions d’optique mentales

Sous stress, ou sous charge de travail trop élevée, notre perception se rétrécit. Le champ attentionnel se contracte, parfois jusqu’à ne plus voir l’essentiel.

Je me rappelle d’un vol vers Rome : un vent de travers de 15 kt annoncé à l’ATIS, rien de méchant. Passant 5 000 ft en descente, changement de fréquence avec la tour… qui annonce désormais 45 kt de travers pour la piste 16 gauche!
De nombreuses petites cellules orageuses s’étaient glissées entre l’écriture de l’ATIS et le début de notre approche. Je me souviens parfaitement du moment où le copilote et moi avons tunnelisé pendant 15 secondes : « Ce n’est pas possible, il n’a pas dit 45 kt travers ! »

Évidemment, remise de gaz. Fréquence radio surchargée, cellules orageuses qui apparaissent comme des popcorns sur notre radar météo, trajectoire , annonces, call-outs, préparation de notre plan d’action… Ce genre de phase surchargée diminue ton champ de vision et peut te faire oublier un item vital. Une solution : savoir temporiser sous la pression, respirer, et aller à l’essentiel.

Ils ont finalement ouvert la piste 25 pour l’atterrissage, permettant au vent d’être axé, mais toujours rafaleux et turbulent. Nous avons réussi à nous poser.

Le CRM comme antidote

Un vaccin connu contre ces biais, c’est le travail en équipage. Pas parce qu’un autre cerveau vaut mieux que le tien, mais parce qu’il voit différemment. Le Crew Resource Management, c’est ça : éclairer les angles morts du cerveau humain. Un bon copilote, ce n’est pas celui qui confirme tout, c’est celui qui ose douter à voix haute.

L’autre vaccin, c’est la connaissance de soi. Ce n’est pas pour rien qu’elle a trouvé sa place au cœur de notre roue des compétences. La connaissance de soi, des modes mentaux, des pièges qu’ils induisent… et plus largement de vos faiblesses, de vos défauts. Apprendre à se méfier de soi-même, mais dans le sens positif : pour s’améliorer toujours.

En guise d’atterrissage

Nos pires erreurs ne sont pas celles qu’on fait, mais celles qu’on ne voit pas venir ou qu’on s’obstine à ignorer. Celles que notre cerveau justifie, maquille, arrange pour que tout reste cohérent. En vol comme au sol, apprendre à douter, c’est peut-être la plus grande compétence qu’on puisse acquérir.

Aristote disait : « L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit. »

En aviation, les trois volent parfois ensemble. Mais celui qui rentre entier, c’est souvent le troisième.

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La troisième Kruger du blog, on l’a trouvée!


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